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Dans son austère uniforme vert bouteille à double rangée de boutons dorés, que jadis aurait pu porter un fidèle serviteur de la monarchie des Habsbourg ou du tsar de toutes les Russies, le portier Oreste Nava se tient debout derrière le comptoir, les bras un peu écartés, le bout des doigts appuyé sur le long plan d’acajou.

C’est sa pose professionnelle, acquise, ou plutôt conquise, en presque un demi-siècle de carrière dans les grands hôtels d’Europe, d’Amérique et même d’Extrême-Orient (Singapour, pendant trois ans). Mais c’est une pose qui, depuis quelque temps, a commencé de le fatiguer, de lui faire paraître de plus en plus désirable le jour où il prendra sa retraite, avec une sœur qui est veuve, dans un petit village de la Riviera ligure. Son squelette n’est plus ce qu’il était jadis.

Rien d’ailleurs, n’est plus comme autrefois, réfléchit Oreste Nava en suivant d’un regard machinal les allées et venues d’une fillette de cinq ou six ans qui sautille, silencieuse, concentrée, entre les vastes tapis du hall. Autrefois, il y aurait eu une nurse, une governess, une schwester, une tante célibataire pour la faire cesser ; alors que, maintenant, il n’y a plus qu’un père qui lit le journal dans un fauteuil, là-bas, et s’en lave les mains.

La fillette suit toujours le même parcours zigzagant, un étroit sentier où le sol découvert laisse voir ses grandes dalles de marbre rouge et blanc. Elle sautille sur un pied, les poings fermés, la tête basse, et ne voit pas le couple du 104 qui vient de déboucher de derrière une colonne, s’est arrêté pour regarder une affiche du théâtre de la Fenice et lui coupe la route.

La collision est inévitable, prévoit Oreste Nava sans lever le petit doigt. Le couple du 104 est formé par un présentateur de télévision connu et sa petite amie du moment, une fille bouffie, vulgaire, glissée dans une paire de bottes invraisemblables. Quand la fillette le heurte, le gros boudin perd l’équilibre et tombe à la renverse contre son compagnon, qui le soutient avec peine en laissant tomber dans cette situation critique sa cigarette allumée. Des lèvres excessives de la fille jaillit un violent sifflement : « Espèce d’idiote ! »

Luigi, le jeune chasseur qui se tient près de trois Arabes assis, immobiles, sur un divan, se met à rire et regarde en direction d’Oreste Nava, qui lui renvoie un coup d’œil de glace.

Des choses comme cela ne font pas rire. Des choses comme cela ne devraient pas arriver. Elles n’arrivaient pas, avec la clientèle d’autrefois. Mais Luigi, quoiqu’il soit un garçon vif et plein de bonne volonté, ne peut le comprendre. Ce n’est pas sa faute si tous les exemples, les modèles, les termes de comparaison se sont perdus, et s’il n’est point d’école hôtelière, de cours d’informatique, d’ordinateur qui puisse les remplacer.

Oreste Nava pense confusément que ce serait à lui de faire le travail de l’ordinateur, à lui qu’il incomberait d’appuyer sur les touches de la mémoire, d’expliquer, d’enseigner, de transmettre son expérience de presque un demi-siècle ; et il est saisi d’un douloureux découragement, qui fait s’abaisser les coins de sa bouche, quand il a l’intuition diffuse qu’il lui manque les mots pour exprimer, les concepts pour formuler ce qui, à ses yeux, est pourtant si clair. Ni Luigi ni quiconque ne saura jamais quelles images, et combien, passent sur son écran mental lorsqu’il parle d’« autrefois ». Ce très épais, très riche album que constitue son passé n’aura de valeur pour personne, il disparaîtra pour jamais avec lui sur la Riviera ligure.

Les trois Arabes se lèvent à l’arrivée d’un quatrième. La fillette, vexée, est allée s’asseoir à côté de son père. Le vieux mari du 216 descend doucement le grand escalier et se met à attendre sa femme, résigné, les mains dans les poches. De l’ascenseur central sort le couple du 421, lui avec sa casquette anglaise, son pardessus en poil de chameau jeté sur les épaules, elle arborant vingt kilos de bijoux authentiques, une veste en renard rouge, un pantalon noir. Et des souliers en crocodile !

Oreste Nava laisse tomber encore davantage les coins de sa bouche. Outre son sac à main, lui aussi en crocodile, la femme tient un autre sac, en plastique noir, démesuré mais à l’évidence très léger, portant la griffe dorée d’un styliste à succès (qui d’ailleurs vient souvent ici de Milan, un bel exemple de la nouvelle classe, lui aussi). Elle doit avoir regretté un achat, elle va sans doute rapporter un vêtement, l’échanger.

Oreste Nava voit le jeune Luigi prêt à s’élancer pour l’aider à porter le sac, et aperçoit au même moment, qui rentre dans l’hôtel, l’« antiquaire » du 308, décoiffée, lumineuse, et toujours vraie dame, vraie princesse, une consolation en manteau gris pardessus une courte robe de cocktail grise. Elle est suivie d’un homme de haute taille portant une valise, se tourne pour lui dire quelque chose et va à la réception, tandis que le plouc pseudo-anglais du 421 s’écarte à son tour de la femme en renard et s’avance lui aussi vers la réception. Le renard et l’homme à la valise restent immobiles face à face, séparés par trois grands tapis.

C’est l’affaire d’un instant. L’inexpérimenté Luigi hésite, calcule, mesure. Oreste Nava le voit évaluer le vieil imperméable, la vétuste valise râpée, l’air usé du nouveau venu. Il voit la réponse émise par l’ordinateur de l’école hôtelière : pauvre type, sorte de secrétaire occasionnel ou de subalterne plus humble encore, possible parasite, aucun intérêt. Et il voit Luigi bondir vers le renard, se saisir du sac en plastique avec le sourire prescrit de déférence attentionnée.

Imbécile, mais non ! voudrait lui crier Oreste Nava, qui en ce même instant a vu au contraire…

Mais qu’a-t-il vu, exactement ? Difficile de l’expliquer, à Luigi, à quiconque. L’homme a posé la valise et regardé autour de lui, il regarde Oreste Nava de la manière à peine amusée, à peine curieuse, de quelqu’un qui est déjà venu là, qui reconnaît, qui se rappelle. Impossible de prouver, à Luigi ou à quiconque, qu’il lui a vraiment adressé ce millimétrique signe de salut, cette parcelle de sourire ; mais Oreste Nava, infaillible, a enregistré l’un et l’autre, et en connaît la signification. Cet homme, quel qu’il soit, est de ceux qui sont chez eux partout, ici ou sous un pont de la Seine, dans un club de Piccadilly ou dans un wagon bringuebalant des chemins de fer indiens ; qui peuvent se passer de tout, ne se plaignent jamais de ce qu’il pleut ou qu’il fait trop chaud ; ne font pas de scènes parce que le gin-and-lime est tiède ; n’élèvent jamais la voix, vous demandent un service et vous glissent un pourboire avec cet infime haussement des épaules, ce sous-entendu entre l’ironique et le presque affectueux – impossibles à prouver l’un et l’autre – de ceux qui sont accoutumés à considérer la vie comme une loterie dans laquelle les rôles pourraient fort bien être inversés.

Non pas un homme du monde, mais un homme de ce monde, qui n’a rien à prouver : lui aussi possesseur d’un très riche album, précieux, unique, et lui aussi conscient qu’il ne servira à personne, qu’il disparaîtra à jamais dans un village sur les bords de la Méditerranée, de la Baltique, de l’océan Indien. Un homme qui sait. Un homme d’autrefois.

Luigi, qui n’a rien vu, rien compris (mais ce n’est pas sa faute), est encore au garde-à-vous près de la porte, tenant le grand sac noir brillant, tandis que déjà le renard donne des signes évidents d’intolérance, piétine, impatient, dans ses souliers en crocodile. Quand la princesse revient de la réception, que l’homme soulève sa valise et s’apprête à se diriger vers l’ascenseur, Oreste Nava sort impulsivement de derrière le comptoir, et, en deux bonds rapides et néanmoins dignes, présente au couple sa double rangée de boutons dorés.

— May I help you, sir ? demande-t-il avec l’air de confirmer un devoir réciproque.

Et il tend la main vers la vieille valise qu’il appellerait, s’il avait les mots pour s’exprimer, la valise de son passé, de tous les passés.

— Ah, remercie l’homme avec son sourire imperceptible.

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